— Pourquoi tu pleures, papa?
— Ta maman me manque, Haru.
— Tu veux un câlin?

Si tu n'étais pas morte, nous célébrerions notre septième anniversaire de mariage aujourd'hui. Je me souviens du jour où tu as remonté l'allée dans ta robe blanche comme si c'était hier. Lorsque je t'ai enfilé la bague au doigt, nous avions vingt-trois ans à peine; je venais de graduer de l'école nationale de police et de recevoir un avis de conscription. C'est toi qui avais insisté pour que nous nous mariions avant que je ne rejoigne l'armée. À cette époque, nous nous fréquentions déjà depuis trois ans. À l'instant où je t'ai aperçue pour la première fois, j'ai su que tu serais la femme de ma vie. Tu cherchais ton père sur le campus et en tant que chevalier galant, j'ai volé à ton secours. Je n'ai jamais vraiment compris comme une fille telle que toi ait pu tomber amoureuse d'un type comme moi. Tu aurais pu sortir avec n'importe quel garçon, car nous étions tous à tes pieds, mais tu étais assez folle pour miser sur moi, moi qui n'avait pas grand-chose d'alléchant à offrir à une fille de bonne famille. Au début, ton père n'était pas en faveur de nous deux, mais tu avais la tête aussi dure que lui et pour ne pas te perdre, il a bien dû finir par céder. Ces deux années passées loin de toi me furent particulièrement pénibles, alors que je ne pouvais te voir comme je le voulais et que je devais endurer le calvaire de l'armée. Les gens peuvent bien en vanter les mérites et le prestige comme ils veulent, reste qu'elle est pourrie de l'intérieure, remplie de sergents corrompus qui prennent un plaisir pervers à martyriser les recrues sans raison particulière. Même moi, qui fut pourtant habitué aux rudes entraînements réservés au corps policier, ne fus pas épargné du harcèlement physique et mental que l'on réserve à tous ceux n'ayant pas les moyens d'acheter la paix. Quelle ironie ce fut lorsqu'à la toute fin, ils eurent le culot de me proposer de devenir sergent major. J'ai fait voeu de servir la population, pas de maltraiter plus faible que moi. Mon temps en tant que soldat enfin écoulé, je pus donc revenir à tes côtés et avoir l'heureuse surprise d'apprendre que tu étais enceinte de trois mois. En août, tu mis au monde une petite fille belle comme le jour, d'où son prénom, Haru. Comme l'année dernière, ce sont des fleurs que je pose sur ta tombe à présent, mon amour — j'en suis désolé.

— J'ai rencontré ton enseignante aujourd'hui et elle m'a montré le dessin que tu as fait. Il est très joli... mais Haru, pourquoi nous as-tu dessinés sous un gros nuage de pluie?
— Tu en as un qui te suit toujours partout. Tu ne savais pas ?
— Je te promets que je vais changer.
— Ne t'inquiète pas, papa. J'ai dessiné un parapluie pour te garder au sec. Et puis c'est joli la pluie. Quand il arrête de pleuvoir, on peut voir des arcs-en-ciel.
— Viens là... tu sais combien je t'aime?
— Gros comme l'univers, je sais.

Êtrepositif. C'est le message que la travailleuse sociale a voulu me faire passer durant la réunion parentale plus tôt dans la journée. On m'a convoqué pour parler de la situation familiale d'Haru suite à un exercice que les enfants ont effectué en classe. Haru est la seule enfant qui ait dessiné son père avec une ligne droite en guise de bouche. Il tient un parapluie pour s'abriter des gouttes d'eau et le père et la fille regardent au loin un arc-en-ciel, du haut duquel la mère leur fait signe de la main. À l'école, Haru dit que son papa ne sourit jamais. Comment le pourrais-je après ce qu'on t'a fait? Pour te protéger, je ne t’ai jamais dit exactement quel genre de travail j’effectuais au sein des forces de l’ordre, mais comme je ne portais presque jamais l’uniforme, tu te doutais sûrement que je n’étais pas qu’un simple patrouilleur de service. Or, tu étais loin de t'imaginer que ton mari infiltrait les réseaux du crime organisé de Séoul. Lorsqu'on m'a fait l'offre, j'ai initialement refusé, mais on m'a convaincu de faire le nécessaire. J'étais conscient que cette double vie était à la source de nos disputes. Tu voulais savoir où j'étais passé lorsque je disparaissais quelques jours sans t'avertir et lorsque que je revenais à la maison amoché, tu me demandais ce que j'avais fait. Malheureusement, je n'ai jamais pu te donner une réponse claire et cela t'enrageait. Je m'en excuse. La vérité n'est toutefois pas très reluisante. Le milieu de la pègre est dur et ce James que j'incarnai pendant trois ans était un homme que tu n'aurais pas voulu connaître, diamétralement opposé à ton mari. Lorsqu'on entre dans le réseau, il est d'autant plus difficile d'y en sortir. Ce matin-là, j'étais rentré à la maison après être resté sous le radar pendant quatre jours. Évidemment, ce n'était pas comme si j'avais pu te lâcher un coup de fil pour t'expliquer la situation, alors tu étais furieuse. Je t'ai demandé de rester à la maison avec Haru et moi ce jour-là, mais tu m'as répondu que tu devais aller travailler et je n'ai pas osé te retenir, alors que j'aurais dû. En début d'après-midi, j'ai allumé le téléjournal et mon sang s'est glacé à la vue du périmètre de sécurité érigé autour de l'immeuble où tu travaillais, tandis qu'un journaliste faisait le topo sur la mort préméditée d'une femme dans la trentaine, qui avait été abattue d'une balle à bout portant logée en pleine tête. C'est à ce moment-là que j'ai reçu un texto d'un destinataire anonyme: J'ai laissé ta femme mourir proprement. Ne me remercie pas, c'est plus que ce que tu méritais. Je savais déjà ce que mon commandant s'apprêtait à me dire lorsque le téléphone a sonné.

Jesuis encore hanté par la vue de ton corps raide et froid à la morgue lorsque je suis venu t'identifier. Je n'étais pas prêt à devoir préparer tes funérailles, mais tu avais déjà tout planifié en prenant une assurance vie l'année précédente. Grâce à ta prévenance, tu ne nous as pas laissés dans la misère. Au bout de quelques mois, lorsque je décidai de reprendre le travail, ils ont voulu me pousser à la retraite, tu sais, mais j'ai refusé. Dans mon cas, une chose était certaine : l'infiltration du monde criminel, c'était terminé; ils sont même allés jusqu'à me garder à l'écart de toute opération sérieuse. J'allais faire de la prévention dans les écoles et j'enquêtais sur des délits mineurs. Pour être franc, c'était d'un ennui mortel. Régler des querelles entre voisins ou investiguer le vol du dépanneur du coin, ça n'a jamais été mon truc. Or, je n'avais pas le choix, et je devais leur prouver que je ne me lancerait pas dans une croise pour me faire justice moi-même. J'ai donc pris mon mal en patience, jusqu'en automne dernier. Le jour d'Halloween, le meurtre d'une étudiante à l'université de Séoul m'a offert l'opportunité que j'attendais patiemment depuis un an pour retourner sur le terrain. Comme je me suis tenu tranquille, on a accepté de m'envoyer sous couverture sur le campus afin d'investiguer. Me voilà de retour dans ce que je sais faire. Que la chasse commence. J'ai beau être tenu à l'écart de l'enquête qui te concerne, rien ne m'empêche d'explorer mes propres pistes, à condition d'être discret. Je ne me suis certes jamais vraiment entendu avec ton cousin, mais c'est un petit malin, je le reconnais. Il m'a surpris en me proposant de chercher là où je ne peux pas, tandis que je collecte les donnés à l'interne. À deux, nous finirons bien par trouver le responsable de ta mort et le lui faire payer au centuple. Je ne sais pas encore si je vais le tuer ou le rendre à la justice. Trop souvent, je pense aux choses inhumaines que je pourrais faire à ce salaud. Ce qu'il y a d'effrayant, c'est que j'y prendrais du plaisir, j'en suis certain. Dès que tout ce sera terminé, je te jure de rendre mon badge et de trouver de quoi occuper mes deux mains. À ce moment-là, j'en aurai assez vu et tout ce que je désirerai, c'est un petit peu de paix.

— Haru, qu'est-ce que tu fais?
— Je donne des fraises à maman. Maman est si loin... je ne peux pas l'atteindre.
— Attends, papa va te prendre dans ses bras. Un, deux, trois!
— Salut maman!!
— Qu'est-ce qu'elle raconte?
— Que tu devrais inviter Mika à dîner.

Harume demande si un jour, elle aura une seconde maman. Par hasard, le meilleur copain de notre fille a perdu son père lorsqu'il était très jeune. Depuis, sa mère s'est remariée et elle attend une petite fille. Haru m'a demandé si elle aussi, elle aurait un frangin. Elle préférerait avoir un petit frère. Je ne sais pas quoi lui répondre. Les gens disent qu'il est temps pour moi de songer à reconstruire ma vie. L'autre jour, ta propre mère a laissé sous-entendre que je devrais bientôt me trouver une nouvelle belle-famille. Je ne sais pas si elle a dit cela sincèrement en pensant que ce serait mieux pour sa petite-fille, tu sais comme elle est. Je ne me sens pas prêt à fréquenter une femme pour le moment, d'autant plus que les mères célibataire au jardin de la petite enfance sont simplement déconcertantes. Haru te ressemble tant. Elle a tes yeux, ton sourire, ton entêtement. Elle est tout ce qui me reste de toi et ce qui me pousse à me lever chaque matin, jour après jour. Tu te débrouillerais sûrement mieux que moi si tu étais à ma place, mais je fais le serment de l'élever du mieux que je peux et d'être le meilleur père possible. Elle était si jeune lorsqu'elle t'a perdue, elle avait deux ans à peine. Déjà, les souvenirs qu'elle a de toi s'embrouillent et s'estompent doucement. J'ai honte de l'avouer, mais cela me soulage. Si tu savais combien elle était inconsolable durant les premiers temps qui suivirent ton décès... cela t'aurait fendu le coeur. Trop souvent, elle s'endormait aux petites heures du matin, épuisée d'avoir pleuré toutes les larmes de son petit corps. La voir dans un pareil état de désespoir était tout simplement horrifiant. Ne t'inquiète pas, je lui parlerai de toi chaque jour, lui raconterai quelle personne merveilleuse était sa maman afin qu'elle ne t'oublie jamais... mais j'aimerais aussi qu'elle puisse grandir dans la joie et l'insouciante, sans être accablée par le deuil et les tourments de son père. Je voudrais pouvoir entendre son rire cristallin gonfler mon coeur d'amour pour le reste des jours qu'il me reste à vivre. Je t'aime si fort, mais je ne peux être père et mère en même temps. Penses-tu qu'Haru me pardonnerait d'avoir grandi privée d'une mère à ses côtés? Si je laissais une autre femme prendre le relais auprès de nous, serais-tu capable de me le pardonner?

— Haru, c'est le temps de dire au revoir.
— Annyeong eomma, saranghae!!
— Au revoir, mon amour. Repose en paix.
— Papa?
— Oui?
— J'ai faim.
— Et si on allait manger une glace?

Jeprends sa petite main dans la mienne et nous regagnons lentement la voiture. Haru gambade en chemin. Je souris tristement. Est-ce possible d'éprouver deux sentiments contradictoires tels que la joie et la tristesse en même temps? Ce trou béant dans ma poitrine se refermera-t-il un jour? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que je dois être fort pour notre fille. Je ne sais pas comment j'y arrive, mais je m'émerveille encore de la beauté du monde en le voyant à travers ses yeux, même si j'en connais un panneau sur ses laideurs. Je ne lui en ai pas encore parlé, mais j'aimerais éventuellement que nous déménagions, lorsqu'ici les choses seront réglées pour de bon. Jusqu'à présent, Haru n'a connu que les immeubles résidentiels et j'aimerais qu'elle habite dans une maison avec jardin. Ne pourrions quitter la capitale et trouver quelque chose au bord de la mer, comme tu en rêvais.

J'espère que de là-haut, tu veilles bien sur nous, Eun Ji.