Les cris résonnent dans la maison, s'accordent aux ombres chinoises de ses parents hurlant derrière la porte de papier et qu'elle observe. Yuri la petite ne sait plus comment faire : parfois, elle rejoint cette danse endiablée pour y rajouter sa voix, balançant son corps frêle dans une bataille d'une guerre perdue d'avance. Les cicatrices sont bien là, récompense d'un combat bien mené. Du moins, c'est ce qu'elle pensait, après s'être faite réprimandée alors qu'elle montrait avec fierté ses trophées à des petits de sa classe ; les yeux de la maîtresse reflétant une couleur noire qu'elle n'avait jamais connu. Toutefois, elle savait qu'elle n'avait pas aimé cette réaction. C'en est trop, la colère passe avant les larmes. D'une rage sans nom, amie solitaire, la poupée chétive ouvre sa porte d'entrée coulissante, faisant claquer les parois. Elle trébuche dans la cour boueuse, ses jambes frêle d'enfant peinent à supporter le mal volcanique au sein de son cœur qui tente d'en sortir. Elle se relève pour courir vers un but non défini jusqu'à s’essouffler et s'asseoir, pour découvrir tout autour d'elle une forêt gorgée de nature et de bruits familiers. Sa maison se trouve près d'un grand complexe forestier, au sein bouillant de végétations et d'animaux. Maman lui a toujours interdit de s'en approcher, d'y aller seule parce qu'elle pourrait ne jamais y revenir, ou s'y faire manger. Les pleurs lui montent et finissent par sortir, son corps est pris de spasmes, les sanglots ne s'arrêtent, retentissent dans l'environnement vaste et soudainement hostile. Elle finit par s'arrêter pour écouter le silence, puis recommence, entre-coupant sa tristesse de pause pour s'assurer que personne n'appelle son nom. Mais, personne ne la réclame et elle s'endort près d'un tronc, épuisée, avec l'intime conviction candide que fermer les yeux la ramènera à la maison. Des lampes-torches la réveillent par leur lumière brusque, alors que la nuit avait englouti la forêt depuis des heures.

La clope au bec, la jupe trop longue et la posture d'une mafieuse digne d'un des meilleurs soap, Yuri ne sait que grogner sur le groupe de jeunes collégiennes passant en gloussant et qui s'enfuient, effrayées par la bête. Elle est mal, si mal, comment faire pour tisser des liens ? Elle a des connaissances dans sa cour d'école immense mais personne sur qui compter ni se reposer, ou du moins aucune trace de la meilleure amie mielleuse ou d'un crew soudé comme elle pouvait le voir à la télé. Est-ce qu'on lui ment ? La supérette du village est un point central, qu'elle aime occuper avec ses comparses, peu présents en ce jour. Elle s'est déjà faite cueillir par les patrouilleurs du coin, appelés alors qu'elle dérangeait les clients du magasin, et qui ont tout d'abord cherché à la bousculer pour l'impressionner, puis désormais se plaignent de son quotidien si morne pour une jeune demoiselle, qui ne mérite pas cela. Tu devrais être à l'école, qu'ils disent mais cela ne l'a jamais intéressé. Ou du moins, ceux autour d'elle n'ont jamais cherché à la garder. Est-ce un tort d'en attendre des autres, peut-être un peu trop, alors qu'on a passé toute sa vie à la rejeter comme une moins que rien. À force de vouloir un comportement bien précis de sa part, elle s'exécute et donne à boire et à manger à son père qui l'incendie à cœur joie, en effectuant tout un tas de bêtises les plus ridicules les unes que les autres. Sa mère est souvent dans un coin de la pièce, spectatrice impuissante de la rébellion dévastatrice de sa fille et du comportement médiocre et âcre de son mari, ou de qu'il en reste. Parfois, elle s'interpose dans leur ballet de coups, puisque Yuri s'amuse à riposter depuis que sa poitrine grossit et que ses hormones la démangent. Dès lors, elle prend sa place. Ces heurts sont des manières romantiques d'exprimer ses sentiments, comme on lui a toujours appris, par les coups, seule notion de douceur qu'elle possède.

D'un geste mou, Yuri essuie la bave qui coule au coin de sa lèvre. Sa bouche est pâteuse, ses yeux s'ouvrent avec peine, découvrant son écran éteint : avachie sur son bureau, la première chose qu'elle constate est le silence de la pièce. La panique lui parcourt le corps, et un frisson l'aide à subitement saisir la souris pour vérifier que son travail ne se soit pas effacé. C'est dans un soupir d'ogre qu'elle relâche la pression, après avoir vérifié que oeuvre est saine et sauve. Après cette nuit de douleur et d'empressement, elle n'aurait pu supporter que son précieux bébé lui fasse faux-bond en supprimant son dur-labeur. Voilà bien une chose qui ne l'abandonnera jamais, espère-t-elle d'une sincérité naïve, inconcevable et démesurée quand on connait le personnage. Elle passe un coup de main dans ses cheveux courts, d'un noir corbeau, d'un volume déjanté. Elle qui aimait tant prendre soin de ses cheveux plus jeune, les laissant pousser dans le but de ressembler à une jolie princesse, y faisant attention bien plus que sa propre vie, Yuri ne regrette nullement d'avoir tout coupé pour faciliter son quotidien. Elle tape son ventre après s'être étirée, debout, et remet en place son short bleu vif et son tee-shirt blanc affublé d'un dessin ridicule d'une mascotte. Son rythme est bien différent de ce qu'elle avait connu jusque-là ; seul son penchant pour la boisson et la tournée des bars est resté, au plus grand dam de son éditeur qu'elle oblige à la suivre dans ses plus grands moments de besoin intense de fête. Il ne peut rien lui refuser au vu des résultats plus qu'exceptionnels et magistraux qu'elle confère à sa société, grâce à sa bande-dessinée publiée sur le net et qui défie tous les records de vues depuis plusieurs mois. D'une moine que rien, la voilà super star. Recevant des coups de téléphone de personnes pour des interview ainsi que des interventions dans les plus prestigieuses facultés, Yuri ne sait plus où donner de la tête. Elle qui n'était rien toute sa piteuse vie. Plus le temps passe et meilleur s'installe la peur que tout disparaisse aussi subitement que cela a pu lui arriver. Et si seulement, elle pouvait leur montrer cette réussite et sentir leurs encouragements la bousculer...