« Je ne serai pas comme toi, jamais, je refuse ! » S'était écriée Luella tout en fusillant sa mère du regard. Vingt-sept ans. Voilà vingt-sept ans que sa mère essayait de faire d'elle une parfaite copie de sa propre personne. Et pourtant, entre Rhee Eun Ae, aristocrate cadette d'une immense famille, élevée dans le seul et unique but de rendre fiers ses parents et sa fille, il y avait un monde de différence. Bien sûr, elle s'était attendu à ce que son aînée lui ressemble, à ce qu'elle soit elle aussi une figure de perfection. A quel moment avait-elle donc échoué ? Pourquoi sa fille s'entêtait-elle à être cette personne à milles lieues de ce pourquoi elle était née ? Et voilà qu'elle voyait briller dans son regard cette même étincelle de rage que celle qui avait brillé lorsqu'elle était partie pour l'Europe. Son père avait toujours été trop tendre avec elle, s'était toujours plié à tous ses caprices. Ainsi, à dix-huit ans, elle s'était envolé pour Paris, pour suivre des études d'art. Comme s'il s'agissait là d'études dignes de son rang. Elle avait ensuite poursuivi avec des études de stylisme, avant de finir à Milan pour un cursus en business. Bien sûr, entre temps, elle n'avait pas jugé de bon ton de se fiancer. Pire encore, elle avait été se perdre dans les draps d'un Casanova, et avait eu le malheur de tomber enceinte. Sans cet accident de voiture, Luella aurait sans doute été ravie de ramener avec elle un petit bâtard. Deux ans plus tard, elle continuait d'évincer tous ses prétendants, comme si elle pensait rester belle et jeune éternellement. « Cela suffit Luella, tu rencontreras cet homme, et cette fois tu ne nous feras pas honte » avait répondu Eun Ae sur un ton cinglant, arrachant un soupir de lassitude à sa fille. Cette dernière ne comprenait pas pourquoi ses parents continuaient à s'entêter. N'avaient-ils pas compris qu'il était inutile de lui poser des chaînes ? À vingt-sept ans, elle était bel et bien libre, et jamais elle ne le laisserait entravé cette liberté. L'amour, elle n'y croyait plus depuis longtemps. Il était mort dans cet accident de voiture, deux ans plus tôt, sur le siège passager. Rien que d'y penser, une boule d'émotion se coinçait dans sa gorge, comme elle passait une main distraite sur son ventre. Aucun de ses prétendant ne parviendrait jamais à la cheville de l'homme qu'elle avait jadis aimé, celui qui était mort la clé de son coeur entre ses mains.

La conversation s'était terminée comme toutes les précédentes : dans un claquement de porte. Luella était fatiguée, et aurait sans doute tout donné pour avoir une famille un tant soit peu plus normale. Sans la richesse, sans l'aristocratie, sans ces règles désuettes que l'on tentait de lui imposer sans succès. Oui, elle était fatiguée de devoir lutter contre sa propre famille pour pouvoir vivre la vie qui lui chantait. Pire encore, elle était fatiguée de se battre pour ses frères et pour sa soeur, dont les deux derniers étaient encore trop jeunes que pour échapper au joug familial.



Lorsqu'elle ouvrit péniblement les yeux, les lettres rouges du réveil de Luella indiquait 23h29. Cela ne faisait pas une heure qu'elle s'était couchée, mais qui pouvait bien lui téléphoner à cette heure-ci ? Elle se leva néanmoins pour attraper son téléphoner qui se trouvait sur son bureau. Sur l'écran, le visage souriant de son plus jeune frère, lors de leur sortie quelques mois plutôt à Lotte World. Elle n'eut pas le temps de prononcer le moindre mot qu'elle entendit la voix de son frère à l'autre bout « Noona ? » prononça-t-il entre deux sanglots. Il n'en fallut pas davantage pour inquiéter Luella, qui sentit son sang ne faire qu'un seul tour dans ses veines « Qu'est-ce qu'il se passe Damian ? » demanda-t-elle aussitôt, ses doigts se crispant autour de son téléphone « Dispute ... avec papa ... et maman ... suis dehors ... noona ... » ses mots mêlés à ses larmes, Luella n'était pas certaine de tout comprendre. Mais qu'importe, si son petit frère était dehors, il était hors de question qu'elle le laisse seul. « Tu es où ? » et comme elle posait la question, elle se dirigeait déjà vers la porte de son appartement, choppant un manteau au passage « Dans la rue ... devant la maison ... » « Bouge pas, j'arrive. »

Elle avait en effet trouvé son petit frère assis sur le trottoir, exténué par les pleurs qu'il avait versé. Il avait levé vers elle des yeux bouffis et rougis, dans son regard se lisait une détresse infinie. Il ne fallut à Luella aucun mot, aucune explication, pour comprendre ce qu'il venait de se passer. « Viens, on rentre Damian » avait-elle soufflé en lui tenant la porte du taxi qu'elle venait de prendre.

Son frère avait huit ans en moins qu'elle, mais un monde les séparait. Ils étaient les deux faces d'une même médaille, et avaient en commun de toujours avoir déçu leurs parents. Damian n'avait jamais été un modèle de force, en fait de la fratrie, il était même le plus fragile. Il avait pris l'habitude de se réfugier dans les bras de sa grande soeur, et ensuite dans ceux de son grand frère. Il fallait dire que leurs parents lui avaient toujours mené la vie dure, faisant en sorte qu'ils s'endurcissent. Ils n'avaient jusqu'ici récolté que des échecs. Et puis, il y avait cette petite différence donc tous les enfants Wang étaient au courant, mais qu'ils cachaient savamment au reste de la famille ; Damian était homosexuel. Or, si monsieur et madame Wang avaient déjà du mal à digérer le fait que leur fille refuse de se marier, grinçaient les dents dès que le premier fils prenait la défense de sa fratrie et défiant ouvertement l'autorité parentale, et soupiraient de voir leur fille cadette volage et insouciante, autant vous dire que l'homosexualité était tout simplement tabou. Ce soir, le secret semblait avoir éclaté au grand jour. « Tu peux rester autant de temps que tu voudras » glissa en embrassant le front de son frère qui s'était installé dans la chambre d'ami « Dès demain, je cherche un appartement, ne t'en fais pas Noona » souffla-t-il en s'endormant, arrachant à Luella un sourire attendri. Elle savait pertinemment bien qu'il n'en ferait rien. Pourquoi faire après tout, cet appartement était bien suffisamment grand pour deux.


« Unniiiiii » chouina Evanee qui semblait prête à sortir le grand jeu des larmes de crocodile « laisse-moi rester, pleaaaaase » continuait-elle de gémir en serrant le bras de Luella « Non. Tu dois rentrer à la maison. » Coupa net la grande-soeur, inébranlable face aux supplications de sa cadette « Mais c'est pas juste, Damian il a le droit lui ! » Protesta la plus jeune, cette fois-ci les larmes perlant au coin de ses yeux « Damian est majeur, lui. Et il s'est fait mettre à la porte je te rappelle, il n'a pas sciemment choisi de vivre ici. » Bon, cela faisait deux ans, et il ne semblait pas décidé à partir, mais ça c'était une autre question. Evanee quant à elle n'avait que dix-sept ans, allait toujours au lycée, et n'avait pas une suffisamment bonne excuse que pour quitter la demeure familiale. Bien sûr, Luella pouvait bien comprendre sa petite soeur. Après tout, à dix-huit, elle-même avait sauté dans le premier avion, direction l'Europe, loin d'une autorité écrasante, étouffante même. Mais pour autant, elle ne pouvait pas accueillir sous son toit toute sa fratrie, sous prétexte que leurs parents ne les comprenaient pas. « Mais j'en peux plus de mère... » soupira Evanee, relâchant légèrement son étreinte « Elle voudrait que je sois une parfaite petite poupée, mais c'est pas ce que je suis ! » Hélas, Luella ne savait que trop bien ce que voulait dire sa petite soeur, et pour cause, elle était passée par là plus tôt. Il semblait qu'il s'agissait là du fardeau des enfants Wang, celui de constamment se heurter au diktat de leurs parents. « Sa dernière lubie : elle veut que j'aille à l'université pour faire médecine. Tu m'imagines, moi, médecin ? » Luella ne put retenir un petit rire à cette réflexion, tant l'image de sa petite soeur tenant un scalpel en main était risible. Preuve encore une fois que leurs parents ne les connaissaient pas autant qu'ils voulaient le prétendre. « Finis le lycée pour commencer, Evanee, ensuite tu aviseras, mais mère n'a pas le pouvoir de contrôler ta vie. » et ce peu importe ce que cette dernière pensait. Jamais elle ne parviendrait à contrôler la vie de ses enfants.


Caelan avait toujours le chic de choisir des endroits feutrés et chaleureux. « Leur café est excellent » avait-il dit tandis qu'ils franchissaient le pas de l'établissement, et bêtement, Luella avait souri. Même si elle était l'aînée, Caelan avait toujours essayé d'être un grand frère pour elle. "Pour la remercier" lui avait-il glissé un jour, à mi-mot. Il fallait dire que leur deux ans d'écart avait fait en sorte qu'ils soient tous les deux extrêmement proches. « Comment va Damian ? » demanda-t-il en trempant ses lèvres dans son thé vert, sur un ton feignant l'indifférence. Il était comme ça, Caelan, sans cesse en train de cacher ses émotions. « Oh, tu sais comment il est ... Plus souvent dehors que dedans, mais il va bien » répondit Luella dans un sourire. « Et toi, comment tu vas ? » continua Caelan toujours sur le même ton « Moi ? » répéta Luella, surprise « Tellement à te couper en quatre pour les autres que tu as perdu l'habitude qu'on prenne de tes nouvelles, à ce que je vois » en déduisit Caelan en posant sur elle un regard sévère. Il s'inquiétait, comme il le faisait toujours quand il s'agissait de sa grande soeur. Quatre ans plus tôt, lorsque l'ambassade avait téléphoné chez les Wang pour leur annoncer que Luella, à la suite d'un accident de voiture, était plongée dans le coma, il avait été le seul à se rendre en Italie. Il y était resté le temps que sa soeur ouvre les yeux, il lui avait appris le décès de son fiancé, la perte de son enfant. Il avait séché plus de larmes qu'il ne pourrait le dire, il avait étouffé ses cris de désespoirs, il avait couvert ses cauchemars à coup de mots rassurants. Il était le seul à voir les faiblesses de la jeune femme, le seul à qui elle voulait bien les montrer. « Je vais bien, Caelan, vraiment... » souffla-t-elle, son sourire toujours sur les lèvres « Tu n'as pas besoin de t'en faire pour moi tu sais, je trouve que je m'en sors pas trop mal en ce moment » mais ses mots ne changeraient rien à l'inquiétude de son frère, elle le savait. Lorsqu'elle était rentrée en Corée, Caelan avait insisté pour qu'elle s'installe chez lui le temps de se remettre. Elle avait refusé. Puis il l'avait retrouvée chez elle, après qu'elle l'ait appelée, une panique dans la voix. "J'ai fait une connerie" avait-elle dit avant de raccrocher sans une explication. Lorsqu'il avait ouvert la porte, elle était évanouie dans son salon, une boite d'anti-dépresseurs vide sur la table d'appoint. Là encore, il avait géré la situation mieux que personne d'autres. Alors oui, par rapport à ce qu'elle avait connu, elle s'en sortait pas trop mal. Mais ce n'était pas suffisant aux yeux de son frère qui rêvait d'un jour retrouver la soeur souriante et enjouée qu'il avait connu. « Tu n'oublies pas de prendre du temps pour toi, d'accord Noona ? » et c'était dans ces instants qu'elle se souvenait pourquoi sa fratrie était tant précieuse à ses yeux. Car chacun, à sa façon, veillait sur les autres, gravait sur leurs visages d'innombrables sourires, leur permettait de faire une trêve dans leur vie parfois trop rythmées « Je te le promets, petit frère, je vais faire des efforts pour m'occuper de moi » concéda-t-elle enfin, ravie de voir un éclair de soulagement passer dans le regard de Caelan.