Les filles sont des baguettes ; les garçons, eux, sont des poutres.

Dans les campagnes en Chine, y a ce proverbe qui perdure encore à l’affront du temps et qui fait plutôt bien miroiter les mentalités des pays voisins. Les garçons sont les poutres qui soutiennent un toit, portent la famille sur leur dos solide et stable. Les filles, c’est des ustensiles jetables qu’on brise entre deux pouces.

Pour son père, Gosun est née baguette, dernier ajout à la famille et sûrement celui de trop. La frêle petite fille succédait à ses deux gaillards de grands-frères, le poids des attentes familiales et sociétales délestées de ses fines épaules. Coupe à la garçonne et salopettes devenues trop petites pour ses aînés, Gosun a grandi insouciante dans une famille où rien ne l’attendait. Pas les travaux destinés à aider la famille, pas de grandes études toujours cernées par une pression grandissante ni même un avenir particulièrement reluisant et enrichissant. Le seul souci de la gamine turbulente était l’obligation de mettre la table et d’aider Maman à préparer à manger alors qu’elle aurait voulu aller courir dehors avec les autres enfants du quartier.
Un ajout. Un plus auquel on trouve bien un truc à faire, mais pas un atout non plus. Gosun était gardée dans le confort séculier de sa condition féminine avec pour seuls préceptes le mariage à un jeune homme de bonne famille et la mise au monde de beaux petits bébés, de préférence ayant ce qu’il lui manquait. Au moins, elle aurait réussi quelque chose.

Ce que Gosun ne trouvait pas chez elle, elle le cherchait au-dehors. Clown de sa classe, la gamine avait autant d’énergie et de présence que ce qu’on lui refusait dans son foyer et, bien vite, elle se distingua par son âme d’artiste encore timide mais grandissante. Le dédain singulier offert par son père, elle s’en consolait en cherchant l’approbation du côté de ses professeur. De Madame Hwang, premier amour bien gardé dans son cœur d’enfant, et de ce prof de musique qui avait mauvaise haleine mais qui la laissait quand même jouer avec son ukulélé (c’est pas un jeu de mot dégueulasse pour parler de son zizi) pendant les récréations. Les années charnières pour beaucoup furent son âge d’or, appréciée par tous par son calme et ses blagues toujours mieux trouvées, sa voix un peu trop aigüe qui ne ferait jamais d’elle une chanteuse mais bien au moins la chouchoute de ses camarades.

Le retour au domicile signifiait la redescente, ses mains vides croisées poliment sur ses jambes, où au bout de ses doigts sa peau s’était endurcie sur des cordes durant la journée. Dans sa jeunesse, Gosun a vécu ses passions cachées, consciente comme tous des interdits tacites qui reposaient sur sa condition. « Audrey Hepburn est trop belle, s’était-elle prise à dire lors d’un repas. J’aimerais bien être comme elle, jolie et talentueuse. » Là où elle attendait un encouragement similaire à celui de ses camarades d’école, elle ne reçut qu’une moquerie amère, comme une défaite en avance.

Puis le silence de son père s’est transformé en affront ouvert. Pour la première fois, l’homme silencieux face à sa présence invisible devenait patriarche sévère qui affirmait son autorité. Actrice c’est pas un métier, lui opposa-t-il pour tout refus à son inscription au club de théâtre. A l’entendre, y avait pleins de passe-temps plus féminins. Plus utiles. Comme la poterie et la danse. Ce fut la première fois que le paternel s’opposa ouvertement à sa fille cadette. Or Gosun venait d’avoir quatorze ans, et les refus nourrissaient sa détermination à prouver qu’elle aussi pouvait être une poutre.

Le collège et le lycée furent une longue succession d’années durant lesquelles elle s’opposa à son père, sortit du giron de ses frères protecteurs et moqueurs et se rebella contre sa mère peinée d’avoir perdu sa seule alliée. Coup sur coup, Gosun cherchait les limites et se ramassait des claques lorsqu’elle les trouvait. Partait plus tôt à l’école pour mieux se maquiller dans les toilettes avant d’aller en classe et séchait des cours pour embrasser la personne qui plairait le moins à ses parents. L’enfant insouciante s’endurcissait avec l’âge, et les limites imposées ne ressemblaient qu’à d’autres façons de s’affirmer. L’électron libre à la jupe un peu retroussée et au rouge à lèvres qu’elle pensait à tort discret. Ses rêves d’étoiles et de célébrité qu’elle brandissait sous le nez de son père comme un doigt d’honneur aux barrières qu’elle levait une à une.

Un an après, finalement, la gamine se barre. Dérobe une poignée de billets et s’en va pour cette capitale plus accueillante qui lui promet de réaliser tous ses rêves. Une Seoul pleine de promesses, de découvertes, d’opportunités s’offre à elle tout entière. Devant l’enfant étoile, un avenir sans limite s’étend. Or les billets ne durent pas. Paient quelques semaines d’hôtel et assez pour se nourrir de plats simples, et très vite l’argent se fait denrée rare. Très vite Gosun pénètre le monde du spectacle avec rien d’autre que ses fringues sur son dos et son optimisme de plus en plus remis en question, en proie au doute et à la misère.

Gamine grandit trop vite. Se rend compte qu’il ne suffit pas de rêves et de détermination pour s’en sortir dans l’industrie de ses rêves et que coucher pour réussir est monnaie courante. Les déceptions raient sa peau comme la mutilation qu’elle commence à s’infliger parce que tout devient dur ; vivre devient dur et crever est impossible. Rentrer n’est même pas envisageable alors elle dort dehors. Voit en tout homme de l’industrie un mentor bienveillant prêt à propulser la jeune femme sur un podium. Déchante toujours trop vite et les abus tombent. Une fois, deux fois. Elle le rencontre, lui, le quadra aux yeux en lune qui la regarde comme un joyau brut dont lui seul peut révéler l’éclat. Il en dispose, la jette et quand elle commence à pleurer, elle réalise que ça aussi, c’était écrit.

Alors Gosun se barre. Prend sa voiture dont elle décolle les plaques, une bonne liasse de fric de son porte-monnaie et se tire sans un mot. Prend soin de saccager son appart avec toute la rage qu’elle renferme soigneusement pour des moments comme celui-là. Gosun a vingt-et-un an et l’âme de vainqueur en déclin. Papa t’avais dit. T’aurais dû rester. Aller à la fac, réussir, attendre avant de tout plaquer. Pourtant elle enchaîne les castings et ça devient du dépit plus que de la passion. Ses rêves portent tous le même goût amer du dégoût d’elle-même et du mépris envers sa propre personne. Parce que tout ce qu’elle possède, c’est un SUV rayé, deux tenues de rechange, ses clopes et son maquillage. Et toujours ni reconnaissance, ni succès, ni plus d’espoir. Juste un corps presque vide.