Elle regarde la tombe de cette femme qu'elle n'a pas connu. Elle se sent si détachée d'elle et pourtant c'est elle qui lui a donné le jour il y aura bientôt 27 ans. Qu'est-elle venue faire à Jeju en cette fin d'été ? Rendre visite à son père. C'est une sorte de tradition familiale. Chaque été, ses cinq frères et elle retournent dans cette petite maisonnette qui les a vu grandir. Elle retrouve la douceur du foyer qui l'a élevé dans l'amour et la joie constante. Dire qu'elle a eu une vie triste serait un grossier mensonge. Dire qu'elle a du souffrir de l'absence de sa mère en serait un aussi. L'amour ne lui a jamais manqué, entourée de tout ces hommes pour prendre soin d'elle. La petite dernière, la poupée du foyer, la prunelle de leurs yeux. Chouchoutée, protégée et adorée. Eun Ji a eu la meilleure des enfances selon elle. Être une fille n'avait jamais été un frein à son entente avec ses aînés, ils lui avaient toujours fait une place dans leur vie avec la plus grande des facilités. Son père voyait en elle son petit trésor, sa fille unique et à aucun moment il ne lui avait reproché le décès de sa femme. Une hémorragie à la naissance l'avait emporté, un simple accident, un aléas de la vie. Mais il répéte bien souvent à ses enfants qu'ils n'auraient changé les choses pour rien au monde car il estime avoir la plus belle des familles. Eun Ji s'était bien souvent inquiétée d'être la cause du décès de sa mère mais toujours l'enfant avait été assurée du contraire, selon son père elle est ce qui fait que sa mère n'est pas morte en vain. L'enfant avait donc finit de s'inquiéter de cela et avait vécu sa vie dans la plus grande des innocences.

Eun Ji doit beaucoup à son père, il a assumé seul son rôle, sans personne pour l'épauler. Elle n'a jamais rien eu à lui reprocher, il faisait de son mieux pour gérer seul ses six enfants et même s'ils n'avaient pas grand chose, leurs vêtements étaient propres, ils avaient un toit sur la tête et trois repas par jour. Ses grands frères s'occupaient d'elle, prenant de leur temps personnel pour faire des choses avec elle, la favorisant toujours sur ce qu'ils avaient à faire, avec le temps elle se rend compte qu'ils ont tous été une figure paternelle à leur manière. Mais tout l'amour du monde n'aura pas suffit à la protéger du harcèlement scolaire. Une vraie plaie celui-là. Il surgit un peu de nulle part sans que l'on en connaisse vraiment l'origine. Dans le cas de Eun Ji ? Tout était prétexte à moquerie. Ses cheveux courts, son côté garçon manqué, sa manière de s'exprimer sans délicatesse, son hypersensibilité qui la faisait pleurer lorsqu'elle était submergée par une émotion négative, ses vêtements bon marché. Tout. Les enfants ne sont pas toujours délicats les uns envers les autres. En primaire, elle passait outre ces remarques, préférant ne pas les relever.

Lorsqu'à l'âge de dix ans elle déménagea à Séoul, Eun Ji pensa que tout cette injustice qu'elle subissait en classe ne serait qu'un lointain souvenir. Mais c'était sans compter sur la propension de certains élèves à se moquer des différences. Les brimades reprirent, plus blessantes et plus dures. La petite fille ne se laissait pas faire, et c'était bien là son problème. Convoqué dans le bureau du directeur parce que sa fille avait envoyé un coup de poing à une autre, le père de Eun Ji n'eut d'autre choix que de la changer d'école, espérant peut-être arranger les choses. Si dans un premier temps la petite n'eut que des soucis mineurs, bientôt sa réputation la précéda. Elle n'était plus seulement la fille "pauvre" du collège mais elle était aussi la folle qui envoyait des coups de poings à n'importe qui. Il fallait croire que les rumeurs se baladaient d'un quartier voisin à un autre et cela même dans les grandes villes. Eun Ji n'avait pas désiré causer des soucis supplémentaire à son père qui avait déjà bien assez à gérer avec son travail et sa vie de père célibataire. Elle s'était donc contentée de subir, sans jamais rien dire. Avec le temps la jeune fille noua tout de même des liens avec certaines personnes de son collège, des marginaux, comme elle.

Au lycée, les cheveux longs et son air de pas y toucher lui avait évité un temps de subir à nouveau les déboires du harcèlement scolaire. Sans être particulièrement apprêtée, Eun Ji laissait enfin parler sa part de féminité. Sans être la beauté du lycée elle avait tout de même son petit succès et en était relativement fière bien qu'elle se refusa à sortir avec qui que ce soit. Depuis son premier jour il n'y avait qu'un garçon qui l'intéressait.  C'était un émoi adolescent, toutes les filles en avaient après lui et elle ne faisait pas exception. Forcément lorsqu'elle rassembla son courage en terminal pour lui faire part de ses sentiments, le jeune homme la rejeta. Ce n'est pas tant le râteau qu'elle s'est prise qui l'a marqué ce jour-là, ni même les mots durs qu'il eut envers elle. Non le pire dans l'affaire, ce fut les moqueries qui s'en suivirent. Au départ ce garçon populaire en rigola avec ses amis, puis ce fût leur classe et enfin tout l'établissement. Elle était la fille qui avait osé se confesser au « prince » du lycée. Le plus difficile à supporter ce ne fût pas les brimades des garçons, non ils étaient relativement taquin avec elle, ce n'était jamais bien méchant. Les filles en revanche étaient plus virulentes. Par jalousie ? Sûrement un peu. Le rejet du garçons le plus populaire du lycée avait fait grimper sa quote de popularité, après tout son visage d'ange et sa délicatesse apparente avait quelque chose de charmant. C'est à peu près à cette époque là qu'elle prit conscience qu'elle était jolie.

La Fac n'eut rien de particulier à ses yeux. Son père retourna profiter de sa retraite dans leur maison de famille à Jeju et elle poursuivit ses études. Trois années de langues réussies haut la main avaient fait la fierté de ses frères et de son père qui avaient tant sacrifié pour lui permettre de faire des études. Elle aurait pu continuer dans cette voie. Mais Eun Ji était fascinée par les avions, le ciel, l'espace. Elle aurait pu choisir des tas de métier, mais ce qu'elle désirait faire, c'était voyager. Plus que tout elle voulait découvrir le monde. C'est à un salon sur l'aviation qu'elle prit la décision d'entrer dans la formation d'hôtesse de l'air. Et ce fut payant. 6 ans plus tard, Eun Ji ne regrette pas son choix. Mais six ans, c'est long. Il se passe des choses pendant cette période ? Evidemment. Le passé refait surfasse, en 2016 très exactement, à une soirée avec des amis. Elle se rappelle qu'elle revenait d'un long séjour d'Australie, mais ses copains avaient tant insisté pour sortir ce soir là qu'elle n'avait eu le cœur de leur refuser. Et le garçon du lycée était apparu, toujours aussi beau, toujours aussi sûr de lui et elle en avait été agacée. D'autant plus lorsqu'il s'était mis à lui faire de l’œil. Ne savait-il pas qu'elle était la jeune fille a qui il avait brisé le cœur des années plus tôt ? Si d'abord elle le rejeta, une idée finit par germer dans sa tête, une vengeance. Elle qui était du genre rancunière, elle ne lui avait pas pardonné son comportement d'ours mal léché, même après tout ce temps. La jeune hôtesse de l'air n'avait donc qu'une idée en tête, le rendre fou d'elle pour mieux le jeter.

Ce petit jeu dura à peu près... 6 mois ? C'est ce qu'il lui semble en tout cas lorsqu'elle y repense. Il lui avait tourné autour par le biais de ses amis, elle avait joué les effarouché à merveille pendant un certain temps. Puis elle avait cédé, acceptant de passer du temps avec lui en tête à tête, comme un couple. Lorsqu'elle décidait d'être objective, elle voulait bien reconnaître qu'elle n'avait pas toujours joué la comédie avec lui et bien des fois elle avait trouvé sa présence agréable. Mais elle n'avait pas oublié les moqueries, les mots blessants, les baffes qu'elles avaient pris, la boue dans ses souliers de lycéenne. Elle le portait responsable du harcèlement subit à cette époque, indirectement il l'avait provoqué. Alors quand il essaya un jour, lors d'un de leur rendez-vous, de l'embrasser pour la énième fois, elle n'hésita pas un instant à le repousser. Et elle le repoussa de manière virulente. Lorsqu'elle y repense, elle sait qu'elle a été trop loin et elle éprouve une certaine culpabilité à cette idée, mais la vie est faite ainsi et elle n'a jamais eu à le recroiser. Hôtesse de l'air épanouie dans son métier, Eun Ji se suffit à elle-même et sa vie la comble.