Des fois, il suffit juste d’une minute, d’une décision spontanée, un choix fait sur le moment sans conséquences attendues, pour qu’une vie change du tout au tout. Pour que des engrenages commencent à tourner, et pour trouver des réponses aux questions posées depuis trop longtemps.

    Un garçon, presque homme, aux alentours de dix-huit ans. Un visage frais, mais totalement étrange. Des yeux clairement bridés, fins, indiquant une origine asiatique indéniable. Pourtant, un nez anormalement grand, des lèvres bien trop pulpeuses, un marron chevelu qui tire plutôt vers le châtain que vers le noir. Des caractéristiques pas forcément disgracieuses, mais qui jurent un peu trop avec le reste des attributs asiatiques. Tout indiquait un métissage, mais le garçon se répétait les mots qui avaient été ancrés dans sa tête par sa mère célibataire : il était complètement coréen. C’était difficile de le croire, quand il se comparait à ses camarades de classe, ou alors quand ceux-ci ne cessaient de lui faire remarquer. Des moqueries, parfois simplement des observations sans intention malicieuse, mais toujours cette interrogation qui le torturait. Évidemment qu’il croyait sa mère, mais il était difficile de ne pas se laisser convaincre par les brimades constantes qu’il écoutait tous les jours. Surtout quand il se regardait dans le miroir et que son visage le dérangeait, semblant donner raison à tous ceux qui l’accusaient de se créer une culture qu’il n’avait pas ou pas totalement.

    Et une journée, tout allait enfin se remettre en place. Le moment de vérité provoqué par cette minute, cette initiative involontairement lourde de résultats.
«Maman, il me faut mon attestation de naissance pour ouvrir mon compte en banque. Il n’y en a pas dans mon dossier!» Il cria à travers la petite maison sans étage, tandis qu’il fouillait pour la troisième fois le dossier de documents importants à son nom. Sans attendre la réponse de celle concernée par la question, il décida de regarder dans les autres dossiers, plus importants, car contenant les informations de sa mère. Et alors qu’elle lui répondait sur le même ton de «Ne regarde pas dans mes pochettes, je vais te le sortir!» c’était trop tard. L’adolescent avait fait tomber quelque chose sur le sol, un petit livret avec une couverture épaisse, comme un livret de compte bancaire, sauf que celui-ci portait un autre nom. Livret de famille. Livret qui contenait son nom, et qu’il n’avait pourtant jamais vu. Et la curiosité sur les bien trop rares mots adressés sur son père avait poussé le jeune homme à ouvrir les pages, et à découvrir ce qu’il aurait peut être préféré ignorer. Découverte complétée par l’histoire enfin révélée par sa mère, tout finissait par s’expliquer.

Dix-huit ans auparavant, le PDG d’une entreprise scandinave reconnue, apparaissant souvent dans les journaux internationaux, lors d’une de ses multiples et habituelles visites dans un strip-club secret coréen lors d’un voyage d’affaire, s’était un peu trop attaché à une des danseuses qui y travaillait. Une séance privée par-ci, un pourboire par là, et cela se finissait dans des chambres d’hôtel. Ce manège devenait presque une habitude, une drôle de relation pour lui, une escapade de sa femme et de ses enfants quand il avait du temps pour lui. Et il avait de l’affection pour cette adolescente tout juste adulte. Il tenait à elle d’une drôle de façon, ce qui expliquait peut-être pourquoi il l’avait encouragée à ne pas se séparer de son enfant, quand elle tomba enceinte à vingt ans. Mine de rien, cette grossesse était quand même le fruit d’un attachement sincèrement éprouvé. Mais quoi faire? Impossible de ternir l’image d’une société florissante et d’une famille parfaite avec déjà deux héritiers légitimes. Garder le secret, tout en essayant de préserver le pacifisme entre les deux individus. Un simple accord. La femme ne dirait rien, et élèverait l’enfant comme il se doit, envoyant des lettres et des photos au père, rayant en même temps toute trace de sa véritable identité. Et en échange, il reconnaîtrait l’enfant et leur donnerait de quoi vivre, et de quoi permettre le meilleur à ce benjamin familial non-officiel.

    Ces révélations avaient été un choc pour le jeune homme dont le nom de famille aurait pu être totalement différent. Il n’en voulait pas à sa mère de lui avoir menti sur ses origines, et de ne jamais avoir parlé de son père, parce qu’il comprenait qu’elle avait promis de garder le secret et de l’éloigner à tout prix de la vérité. Mais il était resté perturbé de savoir que toutes les moqueries qu’il avait subies avaient été justifiées, et qu’il avait du paraître pour un idiot et même pour quelqu’un de non-fiable pour renier ce qu’il était en fait réellement. Et en plus de ça, il devait maintenant faire face aux remarques racistes de sa société conservatrice avec un nouvel œil. C’est vrai, c’était un bâtard, et en plus le fruit d’un mélange déshonorant. Mais d’un autre côté, il savait enfin qui il était, et c’était une sensation si infiniment légère, qu’il était prêt à faire face aux difficultés de sa vie avec enthousiasme, sachant enfin où il allait aller.

    Mais la vie savait réserver beaucoup de surprises, d’autres minutes où des vies pouvaient basculer soudainement. Quelques années après cette découverte, après une simple lettre, envoyée de sa propre plume à son père, qui n’avait jamais reçu de réponse, la petite famille de deux personnes reçut une boite en carton dans leur courrier. Dedans, toutes les lettres et photos du jeune homme qui avaient pu être envoyées, ainsi qu’une autre, bien plus officielle dans un papier intact. Une affirmation, simple information. Le fameux PDG été décédé, la nouvelle allait être annoncée aux médias, et les deux héritiers, le frère et la sœur aînée, avaient découvert cette abomination familiale forcée, et avait coupé les ponts. Ils n’enverraient plus d’argent, et allaient brûler toute trace de cette relation passée. Pas moyen de discuter.

    La mère et le fils n’avaient jamais été riches, mais grâce à l’aide fournie par le père lointain, ils avaient toujours pu survivre dans une petite maison, et surtout payer les études prestigieuses en business de l’enfant non-attendu mais voulu. Ce n’était pas le sujet qu’il aurait préféré étudier, mais il savait qu’il devait penser à l’avenir de sa mère et il avait fini par accepter ce majeur qui lui rapporterait plus d’argent que s’il vivait de sa passion. Mais c’était fini. Ce n’était plus possible pour lui de terminer son master. Même s’il avait fourni un travail acharné pour obtenir une bourse à vingt pour cent, le travail de sa mère en restauration n’était pas assez pour payer le reste. Sans parler de la nouvelle politique de société étudiante, dans laquelle il était impossible que le métisse puisse participer. Pourtant, l’espoir qui avait toujours habité la jeune mère, n’était pas prêt de la quitter. Elle avait fait promettre à son fils de continuer ses études, pleurant, le suppliant de ne pas abandonner comme il lui avait annoncé. Elle demanda des prêts, s’endettant pour repayer à son fils l’avenir qui lui avait été volé, alors elle se mit à travailler encore plus qu’elle ne pouvait, mettant sa santé en danger. Et le jeune homme, son seul fils, dont sa mère était la seule famille, la seule vérité qui ne l’avait jamais bousculé, avait pris une décision. Il ne pouvait plus supporter de voir sa mère se tuer à la tâche. Il avait donc quitté l’université, son semestre à peine commencé, et il trouva un boulot dans une librairie sans en raconter une miette à sa mère.

    Il travaillait, versant son salaire tous les mois dans le compte de sa précieuse maman, mentant que c’était l’université qui lui avait accordé une bourse complète, pour qu’elle puisse se reposer. Elle avait beau être encore jeune, seulement vingt ans de plus que lui, sa santé était trop fragile pour
avoir deux boulots, et le gouvernement n’était pas réellement connu pour donner beaucoup d’aide, ou même de retraite. Alors il comblait les dettes de sa poche en travaillant en secret dans une librairie près de l’université de Séoul à la place d’étudier. Et il gagnait l’argent qu’il utilisait en esquissant des portraits ou des calligraphies dans les rues touristiques, vivant très légèrement de sa passion. Il essayait aussi au maximum d’étudier tout seul, avec les livres qu’il récupérait, pour maintenir l’illusion qu’il avait dessinée pour sa mère.
    Alors c’était lui maintenant, qui devait garder des secrets, et qui devait éloigner la vérité au plus loin de sa mère pour l’épargner. Mais ce n’était pas le premier changement qu’il avait eu à affronter.