« Alors ? »

Elle tape du bout de son stylo contre sa feuille dans une impatience manifeste d’en venir à bout, ses petites jambes se balancent dans le vide et le carré blanc face à elle reste vierge de mots car elle ne sait pas lesquels employer. « Chais pas. C’est pas facile tes questions. » Elle hausse ses épaules avec une lassitude évidente, mêlée à cette peur que l'adulte qui lui fait face a souvent remarqué chez elle. La détresse dans son regard de jais est manifeste mais la personne face à elle n’en fait rien.

« Bien. Veux-tu revoir la vidéo une nouvelle fois ? »

Cette fois son regard s’affole. Ses yeux s’écarquillent malgré elle, qui s’efforce de rester impassible, ses jambes se balancent plus vite jusqu’à ce qu’elle s’oblige à les bloquer dans les barreaux de la chaise. La femme face à elle a été entraînée à détecter ce genre de nervosité latente – aussi note-t-elle quelques mots sur son carnet, ce carnet stupide qui a été témoin de tous leurs rendez-vous et qui commence à s’épaissir comme une bible. « Nilam, tu sais ce que tu dois faire : être attentive. Pourquoi tu n’es jamais attentive ? » La salive de la petite fille se coince dans sa gorge qui commence à s’assécher. Vite, il faut qu’elle dise quelque chose, sinon elle sait très bien ce qu’il se passera. On la forcera à regarder, à nouveau, à décrire avec précision les scènes, comme celle de la femme et de sa fille nues tirées par les cheveux et jetées par terre. Elle en a rêvé pendant des mois, jusqu’à ce qu’on lui apprenne à mettre les bons mots dessus. Les mots qui couvraient les carnets maintenant, appauvrissant ses terreurs nocturnes à un vocabulaire de sciences discipliné.

Face à elle, la jeune femme se lasse. Pose le plat de sa main sur la table où est installée la petite fille et, sans daigner lui accorder un regard, soupire et s’adresse à nouveau à elle : « Désolée, Nilam. Mais on recommence. Fais bien attention cette fois, d’accord ? » Nilam acquiesce vivement. Regarde vers le plafond pour s’empêcher de pleurer, ça fausserait l’étude, et se ressaisit avec une grande bouffée d’air.
Elle ne déteste pas sa mère ; au moins, elle lui donne un coca et un bounty à la fin de chaque session. Ce n’est pas autant que Papa qui lui fait un bisou sur le front chaque soir avant de retourner dans leur bureau, mais c’est déjà mieux qu’avant, alors Nilam s’en contente. Elle recentre son attention sur l’écran, et les pleurs recommencent. La petite fille, elle, se concentre sur les images et s’hermétise aux cris.

«  Il faudrait que tu sois plus attentive, tu sais », lui conseille une voix douce devant son hésitation visible. La gamine jette un regard par la fenêtre, sur les arbres caressés par le vent et dorés par le soleil.

Être ici la gêne ; elle pense à ses sœurs et à ses camarades dehors qui profitent des derniers rayons de l'après midi avant de rentrer chez yeux. Elle pense à Ilsung qui lui avait donné rendez vous derrière la cour de récré pour lui offrir une bille, la semaine dernière. Elle revoit son regard horrifié, la veille, quand elle n'a pas su se contenir en classe. Ses joues s'empourprent ostensiblement lorsqu'elle repense à sa honte, à ses grosses larmes, à la déception évidente sur le visage de Papa ; la même qui l'avait décidé le soir même de la renvoyer dans ce bureau. Ses jambes balancent un peu plus vite maintenant, ses mains frêles et si pâles se cramponnent aux accoudoirs de son siège comme pour chercher un soutien.

« Tu te rappelles ce que tu me disais ? Tu me parlais de ton frère, qu'il était mesquin avec toi parfois. Tu peux m'en dire plus ? » insiste doucement la psy en se penchant sur son siège.

Mais le regard de la petite fille reste désespérément pendu à l'extérieur, son attention rivée sur les bruits de vie cachée par les arbres, cet autre côté auquel elle n'a pas droit. Elle, la fille bizarre aux cheveux épais qui s'était fait pipi dessus, devenant la risée de toute la primaire...

« Juyeon », rappelle doucement mais fermement la même voix, et cette fois la gamine la regarde. Le regard d'habitude aussi lointain que le sien de la psy est fermement planté dans ses orbes maintenant, mais pas avec le sérieux et la distance que Juyeon avait appris à apprécier. Cette fois, les grands yeux noirs étaient emplis d’une lueur qui lui semblait être celle de l’urgence. Ça gênait d’autant plus la gamine que, maintenant, quelqu’un l’écoutait vraiment. Qu’elle ne pouvait plus ruminer en silence, réconfortée par la solitude. Ses mots avaient des conséquences maintenant, et elle les redoutait d’autant plus qu’ils n’avaient jamais eu de pouvoir. Elle prend une grande inspiration et serre ses poings comme pour s’emplir de courage, et lâche les yeux encourageants de la psy pour les poser sur la table de bois qui les sépare.

« Papa et Maman s’engueulent des fois. »

La jeune femme opine du chef. Son crayon se cale plus confortablement dans sa main et elle laisse la mine en suspens. Régression, veut-elle écrire mais elle s’en retient encore un peu. La hâte est palpable dans ses gestes mais elle veut en entendre plus. « Parfois, Maman dit que Juwon est un petit pédé. Papa aussi, mais lui, c’est juste quand tout le monde est là. » Cette fois le crayon bloque net et un trait nerveux raye la page en deux. Elle repense à la mère, ses doigts en elle à son bureau, les lèvres nichées dans son cou et elle se demande à côté de quoi elle est passée. D’un geste de tête et d’un regard appuyé, elle lui intime de poursuivre. « Mais c’est pas un pédé, et il veut que je le sais, et il veut que ses amis le sait aussi. Alors des fois, quand il doit me garder, il invite ses amis, et il me tape devant eux. » La petite fille continue, imperturbée par l’incompréhension latente que lui retourne la psychologue. Mentionne qu’elle s’en fiche, parce qu’elle veut restaurer l’honneur de son frère et qu’en privé, il est gentil avec elle. Tous les mots lui passent au-dessus et le carnet reste immaculé. De l’autre côté de la table, Juyeon risque un œil en direction de l’aînée et se paralyse face à ses sourcils froncés, désapprobateurs. C’est là qu’elle se reprend :

« Juyeon, c’est grave ce que tu me dis là. Tu es sûre ? »

Mais les mots continuent de sortir et le doute s’estompe.


« Plus jamais tu fais ça, sinon tu te fais virer. Exclure du rang, même, et t’inquiète pas qu’ils ne déconnent pas avec ça. »

Le regard de Minhyuk était dur, furieux lorsqu’il est sorti du cabinet après le passage des services sociaux. Et si Jungha en a un souvenir si net, c’est principalement parce qu’elle se rappelle qu’après trois heures de questions, un regard incendiaire de la mère de Juyeon, et les larmes de cette dernière, elle a juste eu le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait. « Dire à la petite de parler aux flics, non mais sérieux… » De toute évidence, ses collègues n’étaient pas du même avis. Elle pouvait comprendre. Le secret professionnel aurait pu être mis à mal.

Son appart lui semble trop grand pour une seule personne et son lit trop vaste avec ses draps débordés de chaque côté. Une fois n’est pas coutume, elle dormira seule.

Elle a déjà sorti son verre de Monkey Shoulder, qu’elle boit avec moins de difficultés que d’habitude, fait semblant d’admirer le paysage par la baie vitrée, parce que le fric passé dans l’appartement vaut bien l’effort. Ledit effort ne lui prend que deux secondes avant qu’elle ne retourne sur les notes de ses séances avec Juyeon – toutes ses observations soigneusement consignées dans un carnet, elle qui d’habitude préfère enregistrer des audios a eu trop peur d’oublier des détails. Une fois de plus elle passe son doigt sur les mots les plus gros – régression, méfiance envers les adultes, perte de poids. Tous les signes étaient là et elle les a pourtant ignorés. Elle qui ne les connait que trop bien – si elle ne tirait pas l’alarme, alors qui ?

Sur le plan de travail de la cuisine son portable sonne et affiche le nom de sa mère. L’appel rituel du Mardi sonne le glas de sa tranquillité et pour la première fois Maeve hésite. Se sent tentée de laisser sonner, de silencieusement lui dire d’aller se faire foutre, comme elle l’a rêvé tant de fois. Laisse son index en suspens au-dessus de l’appareil. Ses yeux oscillent entre l’écran et son carnet, les lettres pointues qui percent la feuille. Revoit la mère de Juyeon, pense aux insultes, voit la gamine pleurer et imagine sa propre mère au-dessus. Au-dessus d’elle, penchée, encore un effort, Nilam. Entend comme une chimère les gémissements de la mère de la gamine, qui se confondent aux encouragements de la sienne, remettant la vidéo au début, des têtes qui s’éclatent contre le sol et des mains qui agrippent ses cheveux dans un dernier soupir.

Le portable s’abat contre le verre sale dans l’évier, le brise en minuscules morceaux. Maeve fait couler l’eau par-dessus, jusqu’à ce que le cellulaire se noie. Jusqu’à ce que le nom disparaisse, que l’écran s’éteigne. Jusqu’à ce qu’elles crèvent. Que tous crèvent.

Tous autant qu’ils sont.