Tu es née sur la fameuse île de jeju, un endroit considéré comme presque paradisiaque pour les personnes de ton pays. C’est, depuis longtemps, un lieu qui flirte énormément avec l’idée de vacances et de laisser ses responsabilités derrière soi pendant un moment. Ce n’est pas pour rien que beaucoup de couples viennent sur cette île appartenant à la péninsule sud-coréenne. Très peu de gens, cependant, se rendent compte que c’est aussi un lieu de vie. Il n’est pas seulement une idée ou un concept, il a, lui aussi de la vie qui s’agite à l’intérieur de lui. Des présents se développent, et des futurs se créent. Le temps semble s’arrêter sur cette petite île qui paraît emplie de joie, et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles ta mère a décidé de déposer définitivement ses bagages ici. Les vagues, le soleil, le sable, cette sensation qu’ici on est en sécurité du monde extérieur, voilà ce que ta mère a ressenti lorsqu’elle est arrivée ici. Il faut dire que ce n’était pas du tout prévu, elle voulait juste partir le plus loin possible de la capitale mais elle restait une personne très peu éduquée, incapable de parler anglais et aussi très peureuse. Un trait de caractère qu’elle ne t’a pas du tout transmis. Alors elle a fui là où elle savait qu’il y aurait, surtout, du travail. Quelques mois après son arrivée, tu es née, et il faut avouer que tu as grandi dans un environnement relativement étrange.
Lorsque que tu as vu le jour ta mère n’avait pas encore son commerce, elle ramassait de l’argent illégalement en tant que prostituée. C’était plutôt simple honnêtement, avec tous les touristes qui venaient sur cette île avec un esprit tordu. La vie de Seoul qu’elle avait activement fuie était en train de la rattraper mais cette fois, c’était par besoin. Cet argent était necessaire pour t’éduquer, te faire grandir normalement, te donner à manger et t’envoyer à l’école. Alors elle te laissait dans la chambre d’hôtel sans laquelle vous vivez avec la gardienne, qui était une vieille femme d’une soixantaine d’années, qui se retrouvait obligée de travailler ici à cause du peu d’argent qu’elle recevait de l’état. Elle survivait à peine, elle aussi. Cette vieille femme, tu l’as vite confondue avec ta grand-mère. Tu l’as toujours appelée ainsi, aussi loin que tu te souviennes. C’était une femme douce et lente dans ses gestes, ce qui avait tendance à t’apaiser quand tu la regardais s’affairer autour de toi. Tu étais si petite, elle ne pouvait pas parler des affaires de ta mère devant toi, ce serait comme t’enlever ton innocence, te l’arracher sans ton consentement, et elle refusait de faire ça. D’après elle, ce n’était pas sa place de le faire, bien que nombreuses furent les fois où elle avait envie de tout t’expliquer, car tu en voulais à ta mère de ne jamais être là. Surtout la nuit, lorsque tu avais peur et que tu savais que les autres mamans berçaient leurs enfants, la tienne n’était pas là pour te rassurer. Tu étais seule, constamment. Pourtant, ton sourire ne s’est jamais effacé, tu restais une petite fille très heureuse et avec beaucoup d’énergie. C’en était presque surprenant. On pouvait te voir courir dans l’hôtel avec tes petits jouets, tu te créais des histoires qui n’existaient bien sur que dans ta tête, mais tu étais si expressive qu’on pourrait presque y croire, même en tant qu’adulte.  Tu étais le petit rayon de soleil de l’hôtel, et c’est en partie grâce à ce petit sourire malicieux que ta mère pouvait être hebergée à moindre coût.

Un jour, ta mère est rentrée du travail et a demandé à la vieille gardienne de faire ta valise. On part, Jeongwoo, on va enfin avoir une maison! avait-elle dit avec un sourire immense sur les lèvres. On dit que les enfants sont rassurés lorsqu’ils voient quelqu’un de joli ou un sourire, mais à ce moment là, son sourire semblait presque cassé, effrayé. Tu étais un peu paniquée parce que la vie à l’hôtel t’allait très bien. Etant très jeune, tu ne comprenais même pas que ce n’était pas un endroit où on devait vivre sur le long terme. Toi, ça t’allait. Tu voyais des enfants de ton âge, d’autres petites chambres et appartements. C’était comme être dans une grande maison en communauté. Bien que quelques fois, certains ne restaient pas longtemps. Alors vous êtes parties. Ni une ni deux, tu as vaguement dit au revoir à grand-mère, sans savoir que ce serait la dernière fois que tu la verrais de ta vie, et que ce serait le début d’un cauchemar.


C’était en fait la rencontre avec un client un peu spécial qui avait donné cette chance à ta mère de te faire vivre dans un appartement. Sur papier, le plan était acceptable bien que légèrement suspect, mais en réalité les choses s’étaient encore plus assombries. Il n’aura fallu que quelques mois pour faire de toi une enfant silencieuse et quelque peu sombre. Soudain, tu n’as plus parlé, tu étais distante et il y avait cette sensation de frayeur qui te suivait de très près. Tu semblais fragile et sursauter pour un rien, comme une petite souris que l’on vient d’adopter. Ce n’était pas de la peur, tu n’as jamais été peureuse. C’était autre chose. Un sentiment plus complexe et bien plus malsain. Comme de verre, si l’on te touchait, t’approchait, tu t’aurais brisée. Pourtant, tu as fait énormément d’efforts pour rejeter cette sensation, tu t’es battue contre toi-même pour ne pas te laisser aspirer par cette épaisse fumée noire qui te suivait partout. La mer est devenue ton seul refuge. Huit ans et déjà une envie de partir de ce monde, prier tous les soirs pour qu’il s’effondre et soit remplacé par un nouvel environnement que tu n’aurais jamais vu, mais tu savais que tu y aurais été plus en sécurité. Tu étais enfermée dans une réalité qui n’était pas adéquate pour ce que ton cerveau voulait et pensait vivre. C’est peut-être à partir de ce moment que tu as commencé à dissocier. C’est aussi à ce moment que tu as commencé à te perdre dans ta propre personne, comme un vaste océan dans lequel tu nageais sans pouvoir te rendre sur le bord. Impossible d’atteindre le sol, la civilisation. L’angoisse envahie ton petit corps, et tu te créé des histoires qui te sortent de cette vie monstrueuse.
Huit ans, l’homme de ta mère te demande de lui préparer ses fix de crack, ta mère ne te protège pas mais tu vois que son regard est devenu vide et qu’elle en est désolée. Elle aussi, veut s’enfuir. Chaque jour tu te demandes si il est trop tard pour partir. Ou bien trop tôt ? Tu perds la notion de tout ce qu’il y a autour de toi.
Onze ans, tu ne sais plus du tout qui tu es. Perdue entre ce qui se cache bien enfouie au fond de toi et ce que la vie te demande d’être pour survivre. C’est de plus en plus dur de garder la tête hors de l’eau. A la maison, les choses ont été de pire en pire. Ta mère pensait qu’elle allait enfin pouvoir arrêter son travail avec cette vie, même si elle n’était pas idéale, mais il n’en était rien. L’individu que tu te devais d’appeler beau-père se servait d’elle et lui prenait l’argent qu’elle gagnait de son propre corps.

Un jour, elle s’est tu. Ta mère n’a plus rien dit. Elle était de plus en plus secrète, discrète. Elle ne te protégeait presque plus. Et ça te rendait folle. Tu te sentais encore plus seule, quatorze ans et tu te sentais tomber dans la folie. Cette sensation va durer quelque temps. Tu voyais ta mère s’affairer à d’autres choses dont elle ne te parlait pas. Tu sentais que quelque chose était différent. Pour l’instant, toi, à l’école tu faisais de ton mieux pour ne rien montrer. Tu as toujours été populaire alors tu pouvais au moins t’échapper avec la présence des autres enfants lorsque tu te trouvais dans l’enceinte de l’école. Mais en aucun cas tu n’avais le droit de sortir hors du cadre scolaire. C’était arrivé une fois, et tu t’es retrouvée dans un placard pendant trois jours, alors tu ne l’as plus jamais refait. Tu n’as jamais eu l’âme rebelle, bien que tu as un caractère assez téméraire.
Puis, un soir, pour la première fois de ta vie ta mère t’as approché dans ton lit et a pris ta main. C’est la première fois que tu la voyais pleurer, mais étrangement, cette fois, tu voyais un réel sourire sur ses lèvres. Quelque chose de sincère et presque de soulageant. Tu t’es réveillée en te frottant les yeux et tu as balayé la pièce du regard pour apercevoir deux valises. Tes yeux pétillants se sont posés sur le visage de ta mère, ils étaient plein d’espoir et dans un sanglot elle t’annonce alors   « met tes chaussures on s’en va ». Tu n’as pas posé de questions, tu as fait comme il t’était dit et tu l’as prise dans tes bras.

Pendant la nuit, toutes deux en pyjama, vous avez traversé l’île de Jeju en bus et en train, pour arriver dans un petit appartement presque idéal. Toutes ces années, ta mère avait fait énormément d’économies pour pouvoir prévoir cette fuite, et ouvrir un petit commerce touristique au bord de la plage.
C’est en cette nuit d’été,dans cet appartement vide, que vous avez recommencé une vie descente, jusqu’à ce que tu partes à Seoul pour faire tes années d’université. Mais tu sais que tu reviendras, tu es obligée de retourner sur cette île qui détient sûrement le secret de ta propre personne.
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