Bonjour M. Lee, installez-vous je vous en prie. Tae Hyun vous l’a probablement déjà dit : je suis une de ses amies et je travaille en tant que psychiatre depuis bientôt dix ans. Tout ce que vous direz ici restera entre nous. Ce n’est normalement pas le cas évidemment, mais y compris si vous parlez d’une intention de nuire à quelqu’un… même si je préférerais que ce ne soit pas le cas. Permettez-moi de vous lire les informations que j’ai actuellement en ma possession afin que vous puissiez en confirmer leur véracité.
Vous êtes arrivé à Séoul fin décembre 2015. Dès le lendemain, vous avez rencontré Tae Hyun à proximité de son lieu de travail. Il vous a aidé à vous repérer et réalisant que vous ne saviez en réalité pas où aller, vous a proposé de vous héberger quelques temps. Vous avez accepté. Vous êtes resté deux mois avant de disparaître. Quand vous êtes revenus chez lui, vous avez dit avoir passé l’année à dormir soit dehors, soit chez des personnes vous accueillant. Majoritairement des femmes âgées indignées qu’on ait ainsi mis à la porte son enfant, bien que ce soit votre tante qui vous ait chassé de chez elle. Pouvez-vous me dire pourquoi elle a pris cette décision ?
- Elle voulait que je prouve que comme je l’affirmais, j’étais capable de faire d’aussi grandes choses que mon père et que j’étais entièrement capable de me débrouiller seul, ce qui est totalement vrai. Si c’était faux, je ne serais plus vivant en ce moment ! J’aurais même pu continuer comme ça des années. Je me débrouillais très bien avant que Tae Hyun ne me force à rester.
- Vous a-t-il réellement retenu ou bien la porte était-elle encore déverrouillée ?
Regard fuyant, refus d’avouer qu’il n’en menait pas large et qu’il avait l’impression d’être sur le point de mourir quand Tae Hyun l’a retrouvé, frigorifié et avec son rhume qui avait très mal tourné.
- Le médecin de Tae Hyun vous a redirigé vers une hospitalisation courte mais pour s’assurer que la guérison se passe pour le mieux en raison de votre état d’épuisement important et de vos autre symptômes, étant donné que vous n’arriviez plus à vous nourrir.
La mâchoire qui se serre, insupportabilité d’entendre lui rappeler à quel point son corps a pu faiblir. Fragilité de la condition humaine.
- Vous avez accepté de rester chez lui après. Au fil des mois, il a commencé à se demander si la raison de votre fuite n’était pas simplement que vous vouliez éloigner vos sentiments, bien que vous ayez été celui qui a commencé à le séduire. Il pensait que c’était uniquement car vous pensiez qu’il vous mettrait dehors lui aussi s’il réalisait que vous vous serviez de lui afin d’acquérir une certaine stabilité matérielle. A partir de ce moment, ça lui a semblé évident qu’il s’agissait de ça. Qu’en pensez-vous ?
Répondre à une inconnue alors qu’il refusait lui-même de s’avouer une telle chose ? Et puis quoi encore ? Il posa son regard sur sa feuille, tentant de déchiffrer ses notes. Peine perdue, même en étant en Corée depuis dix ans, il n’avait pas encore la maîtrise de la langue nécessaire pour lire à l’envers. Surtout une écriture manuscrite. La conviction qu’elle le jugeait n’avait cependant pas besoin de ça pour être présente.
- Votre relation est devenue davantage ambiguë. Vous avez commencé à aborder votre passé avec lui, il a commencé à réaliser que vous étiez plus qu’un gamin perdu et un peu perturbé. Vous avez commencé par parler de votre enfance, de l’importance que la mer a dans votre vie, des activités de votre père, des déménagements réguliers pour échapper aux autorités, de vos activités depuis votre arrivée à Séoul. Avec le fait que vous viviez désormais ensemble, il a remarqué les séquelles que votre passé vous a laissé. Souvent, vous étiez réveillé en pleine nuit. Les difficultés à garder votre calme. Les changements brutaux d’humeur. Les pulsions agressives. Les pertes de contrôles. Il reporte s’être déjà réveillé en sentant soudain un manque d’oxygène, vous voyant juste au dessus de lui, mains autour de sa gorge. Sans en avoir conscience, en état de panique évident. Les sursauts et l’angoisse après que vous ayez vu quelque chose de terrifiant et invisible. Les mains collées aux oreilles en vous balançant frénétiquement dans un coin de la pièce, tout aussi effrayé. Avec le recul, il dit avoir remarqué une différence marquante dans votre comportement l’année passée à la même époque, mais étant beaucoup moins proches qu’à présent, il pense que vous aviez fait tout ce que vous pouviez pour le dissimuler. Cette année, il a pu clairement voir la dégradation brutale de votre état. A cause de la difficulté qu’il a eut à vous faire retrouver vos esprits la dernière fois, quand ça n’a pas été lui mais vous que vous avez tenté de tuer, il a pris la décision de vous amener ici. Vous avez vécu un évènement traumatique en février 2012, quatre ans et demis après votre arrivé en Corée du Sud, alors que votre famille pensait que rien ne pouvait arriver. Les manifestations de ce traumatisme empirent progressivement chaque année, jusqu’à vous avoir conduit ici. J’ai eu connaissance de ce qu’il s’est passé mais naturellement, je n’en parlerais pas si cela est contraire à vos souhaits, mon but est de vous aider, pas le contraire. Est-ce que vous confirmez que tout ce que j’ai dit correspond à la réalité ?
- ...je suppose.
- Avez-vous quelque chose à ajouter ?
- Il n’a pas parlé de Debussy ?
- Debussy ?
- C’est mon chat. On s’est rencontrés il y a un an et demi, en août 2016. C’est le seul être vivant que je fais passer sans la moindre hésitation devant tout le reste, moi y compris. Il m’aide beaucoup, il m’apaise. Quand les souvenirs de ce qui s’est passé s’imposent dans mon esprit, il semble le sentir et essaie de me faire jouer avec lui, ou il pose ses pattes sur mes joues. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui. Parfois je l’emmène au centre commercial, caché dans un sac. Sa présence me rassure. Quand je fais des cauchemars, il fait tout pour me réveiller et frotte sa tête contre moi pour me dire que tout va bien, pour me rappeler qu’il est là.
Il avait bien failli être avec lui, à ce moment-là. Jo Han avait voulu se montrer raisonnable et se comporter en tant qu’adulte car on lui disait souvent qu’il était trop vieux pour se promener partout avec son animal de compagnie, que ce n’était pas une peluche mais un être vivant. Ça oui, c’était un être vivant, il le savait très bien. Il vit la psychiatre sourire. Est-ce qu’elle se moquait de lui ? Mieux valait que ça ne soit pas le cas, sinon...
- Oui, Tae Hyun m’en a parlé. Il ne m’avait juste pas précisé son nom. Mais il a dit que c’était un chat qui l’avait traîné jusqu’à l’endroit où il vous a retrouvé, en janvier dernier.
Quelle joie de savoir qu’en réalité, c’était à Debussy qu’il devait sa vie. Enfin, en partie.
- Nous n’allons pas avoir le temps de commencer à travailler sur ce qui vous amène ici, mais si vous le souhaitez je vais vous donner un second rendez-vous. Je suis spécialisée dans les thérapies emdr, un type de thérapie très efficace dans les cas de stress post-traumatique. Dans tous les cas je vais vous faire une ordonnance, bien entendu vous êtes adulte et libre de prendre ou non le traitement proposé. Mais à votre place, je le ferais avant que ça empire trop pour être gérable en ambulatoire, en particulier pour les symptômes psychotiques… Le but étant de vous permettre de retrouver une vie normale. Effacer ce que vous avez vécu est impossible, cependant il est possible d’effacer les sensations accompagnant ce souvenir…

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- Evidemment, j’ai toujours su que mon père faisait partie d’une triade. On avait l’habitude d’être chez son chef, mon père était déjà haut placé. Il y avait des rumeurs disant qu’il aurait pu prendre la tête du clan à la mort du chef actuel. Il niait de tels projets, disant qu’il ne voulait pas m’impliquer dans ses affaires si je ne le souhaitais pas, une fois en âge de prendre de telles décisions. On a déménagé à Mokpo quand j’avais 12 ans car une triade rivale avait tenté de le tuer. Je ne savais pas que c’était pour ça à cette époque. Je l’ai compris quand c’est arrivé. Mes parents répétaient qu’on était en sécurité en Corée, qu’ils ne viendraient pas jusque là. Je l’ai compris quand c’est arrivé. Qu’ils répétaient ça pour se rassurer eux. J’avais 16 ans quand c’est arrivé, quand j’ai voulu prouver à mon père que j’étais tout à fait capable d’être utile au clan comme lui l’était encore à des milliers de kilomètres du chef. J’avais l’impression d’avoir du pouvoir, qu’on me donnait la possibilité de montrer mes talents et à quel point je pouvais être efficace. Je devais aller… je ne sais même plus ce que je devais faire. Mais quand je suis arrivé, j’ai entendu des coups de feu être tirés. La porte du bar de couverture était entrouverte. Je me suis approché pour voir ce qu’il se passait, pour pouvoir faire un compte-rendu. J’ai vu mon père. C’est lui qui avait tiré et abattu deux hommes. Celui restant le menaçait de le faire payer. Il lui a foncé dessus, l’arme est tombée. Il l’a récupérée. Ni mon père ni moi avons eu le temps de réagir avant que sa propre arme ne mette fin à sa vie. Il y avait des traces de lutte dans toute la pièce, des meubles cassés, des tâches de sang, des corps étalés. Nos regards se sont croisés. Il m’a sourit. Il semblait fier de moi. Je crois qu’il savait que j’allais venir. Il semblait fier de moi et dévasté que j’aie assisté à une telle scène, si loin de la façon dont les choses devaient se passer. Je ne me souviens pas pourquoi on m’avait envoyé là-bas. Je me souviens des coups de feu, du bruit de l’arme tombant au sol, du sang coulant et ne s’arrêtant jamais, de la fierté et de la peur dans le regard de mon père, de la mienne à l’idée que ça allait être mon tour si je ne m’enfuyais pas au plus vite. Ma mère m’a très vite envoyé chez sa sœur dans la capitale. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles mais je sais que c’est le clan rival qui règne désormais sur la ville. J’ai peur qu’il m’arrive la même chose. Je ne suis pas aussi proche du danger, je le sais, mais je me vois mourir. Je le revois mourir. Je vois ma mère mourir. Leurs cadavres décomposer me poursuivre en me reprochant de ne rien avoir fait pour les sauver. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Je n’ai pas eu le choix de partir, je ne l’aurais jamais fait mais, mais…
[i]Sac à dos sur ses cuisses tremblantes commençant à s’agiter. Une oreille pointue, une deuxième, un museau. Félin bondissant hors du sac jusqu’à ses épaules. Miaou. La psychiatre sourit entre deux éternuements, comprenant désormais ce qui les déclenchait. Respiration semblant se calmer progressivement grâce à la présence de l’animal. Elle allait lui demander davantage de détails. Dégradation brutale de l’état de son patient. En quelques secondes, les débris de verre des bibelots de sa bibliothèque jonchaient le sol. Choc involontaire contre le meuble. Debussy miaula comme pour lui demander de venir l’aider. Elle se leva sans une hésitation. Le travail allait être plus compliqué que prévu mais elle avait pleinement confiance en sa capacité à stabiliser Jo Han. Elle ne pouvait pas le laisser en proie à de tels démons sans rien faire. Il allait s’en sortir, il n’avait pas le choix. C’était soit ça soit la mort. Elle avait eu des cas difficiles dans son début de carrière, mais jamais elle n’aurait cru devoir annuler tous ses autres rendez-vous de l’après-midi pour gérer un patient.