I. elle est celle de trop. celle qui n'était pas désirée, celle qui est arrivée par accident. celle qui complète une fratrie déjà bien trop nombreuse, qui ne manque jamais de lui rappeler son statut d'indésirable sous couvert de taquinerie innocente. mais la moquerie a beau se parer de soie qu'elle écorche toujours l'épiderme d'une gamine qu'on oublie sur le bas côté. à tel point qu'elle s'est souvent demandée s'il n'aurait pas mieux valu qu'elle ne sorte jamais de la maternité. comme un fardeau qui pèse sur ses épaules depuis le premier souffle, elle a toujours cherché à s'intégrer dans cette famille qui n'en a que le nom. des illusions. II. maman est aimante mais dépassée car papa n'est plus là. trop jeune pour se rappeler du jour où elle l'a vu lui sourire pour la dernière fois, elle se complaît dans le récit d'une collision qui n'a jamais eu lieu, n'oublie pas d'acheter des lys chaque premier mars et arbore le sourire mélancolique de ceux qui ont connu le deuil. pourtant quelque part dans son coeur ça gronde. la vérité encagée qu'elle a toujours refoulée ((qu'on lui a toujours obligé de refouler)) menace un jour de tout dévaster. colère maintenue en laisse, elle refuse de se poser les questions de pandore, refuse d'imaginer le fameux « et si ? ». III. elle a douze ans quand elle rencontre les abysses pour la première fois. ténèbres qui l'isolent davantage du reste des siens, elle en prend le blâme complet quand ces derniers ne font rien fait pour l'aider à surmonter la nuit. pire encore, ce ne sont que doigts pointés et reproches semi-voilés, des accusations qui s'accumulent et culpabilisent une enfant désespérée de trouver sa place. âme fragmentée qui se demande pourquoi elle ne parvient pas à s'en sortir, pourquoi elle a perdu tout intérêt envers une vie qui ne fait que commencer. IV. et un beau jour elle se réveille et les nuages se sont dissipés. après la pluie vient le beau temps dit-on toujours. elle ne cherche pas à comprendre ce qu'il s'est passé, trop occupée à rattraper le temps perdu. on accueille son revirement avec un sourire en coin, murmurant des « je te l'avais bien dit », « tu vois quand tu veux » et des « essaye plus de refaire ton intéressante ». remarques balayées du revers de la main par celle qui a un monde à conquérir. tout est soudainement devenu possible et elle se met à rayonner. V. montagnes russes qu'elle découvre avec les années, au fil des crises et de ces émotions qu'elle n'arrive pas à canaliser. tantôt solaire et fascinante, tantôt amorphe et renfermée, incapable d'anticiper ni même d'expliquer ce qu'elle ressent. ceux qui gravitent autour apprennent à faire avec, à ne pas chercher à comprendre, à attendre que des jours meilleurs arrivent ((pour les rares qui choisissent de rester)). elle grandit et voit le monde évoluer, ses frères et soeurs quitter le foyer, ses ambitions et rêves être refrénés. des hauts, des bas. le jour, la nuit. le ciel, la terre. VI. la musique et le chant la passionnent depuis toujours, gamine qui insistait pour se produire devant toute la famille le soir après le dîner. autodidacte, elle se découvre enchanteresse avec une guitare entre les doigts, joue ses accords dans un coin de rue pour ne pas perturber les plus grands qui étudient pendant qu'elle travaille ses mélodies. elle rêve de la scène, d'enregistrer ses propres compositions, de rencontrer son public et d'entrer en communion. les mots couchés sur le papier froissé sont délivrance quand ils lui permettent enfin d'exprimer ce qu'elle ressent, et qu'importe les critiques qui lui assurent que ce chemin ne mènera à rien. VII. elle travaille dur pour intégrer l'université et rejoindre ce cursus qui l'a tant fait rêver. fierté fracassée quand l'ombre de ses démons rapplique, que la concurrence se fait durement sentir, que le doute s'instille dans son esprit. elle sombre du jour au lendemain, arrête d'aller en cours, renoue avec les profondeurs familières. et le constat cruel à nouveau transparaît: personne ne la retient. trop peu de personnes qui se soucient réellement de son sort, et parmi elles trop de personnes qui ne font qu'attendre qu'elle remonte la pente toute seule. parce que c'est ce qu'elle fait toujours non ? VIII. à l'image de ce qu'a toujours été sa vie, la suite n'est qu'une succession de rires et de larmes. elle se reprend avec une facilité déconcertante pour mieux se noyer quelques mois plus tard. l'obscurité puis la lumière. encore et encore. et c'est alors qu'il est entré dans sa vie. rencontre coup de foudre et dès lors les nuits sont toutes étoilées. amour violent et sauvage qui lui gangrène le coeur et l'esprit, elle valse à son bras comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. les mots précieux sont déposés au coin de l'oreille et elle se sent plus heureuse que jamais. si heureuse qu'elle n'hésite pas un seul instant à dire oui, le sourire provocant et une lueur de défi dans le regard. bonheur si intense qu'elle se croit définitivement guérie. si seulement. IX. le monstre l'a emportée comme toutes les autres fois. sans crier gare, sans explications. elle se renferme, s'éloigne et souffre de chaque particule de ce corps maudit. elle était si haut sur les nuages que la chute lui a été fatale. pourtant elle le voit bien qu'il fait ce qu'il peut pour la soulager. que lui ne l'abandonne pas. et ça devrait la toucher qu'il s'acharne à vouloir la sauver mais elle ne fait que culpabiliser devant son inefficacité. le fossé se creuse et elle craint de plus en plus la fatalité. elle sait qu'il finira par laisser tomber. alors après avoir tenté une énième fois de s'accrocher à ses promesses, c'est elle qui lâche prise. X. le temps a passé, le diagnostic a été posé, son état s'est stabilisé. le divorce a été acté. et soo elle se sent encore plus vide qu'avant. elle ne regrette rien mais ne peut pas oublier non plus. alors elle attend. la nouvelle étincelle, l'opportunité qui la fera à nouveau briller. et peut-être qu'en attendant elle choisit de se complaire dans ses travers. peut-être qu'elle sait qu'elle a encore quelques cartes à jouer. peut-être que la prochaine fois elle ne sera pas seule à sombrer.