Mon père s'est effacé durant mon enfance. Il n'est qu'un visage imaginé qui se reflétait dans la vitre les soirs d'orage, qu'un sourire dessiné sur les feuilles que distribuaient les maîtresses à la maternelle, qu'un fantôme que je cherchais parfois dans les traits des pères de mes camarades. Un père oublié au profit de celui de ma petite sœur dont, dès sa naissance, je tombais amoureux. Elle était la prunelle de mes yeux. Elle était la cadette sur laquelle je veillais farouchement. Elle était celle pour qui je devenais un lion, pour lequel je me battais quelque soit l'adversaire. Il suffisait d'une insulte, d'un mot de travers pour que je bondisse dans l’arène avec la volonté de la protéger contre tout et n'importe quoi. Mais ce fut véritablement quand notre père quitta la maison que notre relation devint harmonieuse et se renforça. Nous n'avions besoin de personne d'autres que nous même. Nous nous suffisions à nous même, avec elle. Avec la mère qui nous avait élevé et qui veillait comme elle pouvait sur nous en enchaînant les petits boulots. Mais un jour, inquiet de la voir rentrer de plus en plus tard, je décidais du jour au lendemain de prendre plusieurs boulots. M'appuyant sur mes capacités intellectuelles et mes facilités à l'école, je parvins à ramener également de l'argent au foyer pour aider ma mère à s'en sortir et ouvrir son café. Avoir grandit sans père réel m'avait permit de mûrir plus vite. Je n'avais rien d'un gamin, ce que singeait volontiers mes camarades de classe et mes amis les plus proches. Sur quoi avait joué cette fille dont j'étais tombé amoureux au premier regard. Mais à chaque étape de ma vie, à chaque coup dur, il y avait eu elle.

Je plissai les yeux en observant le jeune homme qui se tenait aux côtés de ma sœur. Je ne m'en étais pas douté lorsque je l'avais vu, trop pris par mon boulot, mais une conversation entendue dans un café m'avait mis la puce à l'oreille. Poussé par le besoin de protéger une petite sœur qui ne se doutait de rien, je m'étais mis à suivre, dès que j'en avais l'occasion, un jeune homme dont les actes confirmaient de plus en plus mes pensées. Les lèvres pincées, je traversais la salle d'un pas félin mais rapide et m'arrêtai devant la table qu'il occupait avec un de ses amis. Il leva la tête vers moi, étonné, et se figea interdit dès que je me présenta, en appuyant mon nom d'un hochement de tête. « Viens avec moi. » L'ordre implicite ponctua chacune de mes syllabes, aussi ne fit-il pas de difficulté pour me suivre. Je l'entraînais à ma suite dans un petit couloir qui s'ouvrait derrière une porte de service et lui fit face, l'air sombre. « Je souhaite que tu arrêtes les frais avec Eun Bi. » « Mais … pourquoi ? » « Parce que je sais que tu n'aimes pas réellement ma sœur et que je n'hésiterais pas à défigurer ton visage si je te revois près d'elle. » Je n'avais jamais été une brute. Néanmoins, ceux qui me connaissaient savaient que je me transformais en véritable tigre dès que l'on touchait aux gens que j'aimais. Ce jeune homme ne fit pas exception. Il comprit rapidement et quitta la toile qu'était la vie de ma petite sœur.

La trahison. Elle était comme un goût de cendre sur ma langue tandis que les images poignardaient à la fois mes yeux et mon cœur. Et en plus de l'horreur que dessinait la scène, je pris pleine mesure de l'humiliation que je subissais, en plus de la perte de toutes mes illusions. Je m'étais fourvoyé. La cendre se mua en nausée et la tristesse en colère. Telle une vague ardente, elle déferla dans mon être avec force et violence. Je crispais la mâchoire et, serrant les poings, plantai mon regard sombre dans celui d'une femme que j'avais aimé pendant plus de deux ans. D'une femme que j'avais songé à épouser. D'une femme que j'avais imaginé comme étant celle de ma vie. Comment avais-je pu être aussi stupide ? Comment avait-elle pu me prendre à ce point pour un con ? Elle parla, mais aucun de ses mots ne m'atteignirent. Pourtant, je voyais ses lèvres se mouvoir. Ses lèvres que j'avais aimé embrasser. Ses lèvres qui maintenant me répugnaient. De sa beauté jadis ne restait plus que des décombres. Elle était une étoile qui venait de s'éteindre et mes sentiments n'étaient plus que des cendres ardentes. Je souffrais. Une souffrance qui nourrissait la rage extraordinaire qui prenait possession de tout mon être. L'obscurité imprégna de son emprunte mes iris et, impulsivement, je traversais la chambre pour attraper « l'autre » par le bras. Sans considération pour sa nudité, je le tirais sans ménagement vers la porte de la chambre. « Arrête ! » Sa voix stridente ne me ralentit pas, pas plus que sa brusque présence devant la porte. Je la poussais du bras, sourd à toutes imprécations de sa part. La douleur fut brusque. Violente. L'éclair, naît à la naissance de ma chevelure au dessus de la nuque, se dissémina dans mon esprit et voila brusquement le paysage. L'embrasure de la porte fut avalé par l'ombre et, tandis que je tombais, je n'étais plus conscient que d'une seule et unique chose. La douleur provoquée par sa trahison. La douleur causée par un cœur brisé.

Le sang délaya l'ombre qui pesait sur mes paupières. Un éclat parcourut ma nuque, éveillant une conscience et une blessure profonde dans un cœur aux battements lents mais pesants. Ma première pensée fut pour elle. La seconde pour l'homme avec laquelle je l'avais découverte. Et la troisième fut dédiée à un cœur dans lequel un poignard s'échinait à s'enfoncer. L'eau imbiba mes prunelles à défaut d'apaiser ma bouche sèche, puis mes joues lorsque je m’échinai à battre des paupières. La lumière, aveuglante, me poussa à les refermer aussitôt. Je sentis la caresse de l'eau sur ma peau avant d'entendre les premiers sons, autres que les battements de mon cœur. Un bip strident, des voix floues … Je retentais quelques minutes plus tard. Malgré la souffrance de la brûlure, je parvins à ouvrir les yeux et à reconnaître le visage de ma petite sœur. La voir suffit à rasséréner un cœur blessé. A instiller une douce lueur dans un cauchemar émergeant. J'avais perdu la femme que j'aimais. J'avais perdu mon honneur et ma fierté. J'avais perdu temporairement mes jambes. Les premiers jours furent durs, mais je m'accrochais à ma colère et à ma détermination pour avancer. Un pas, puis l'autre. Je dus passer par le fauteuil et par les béquilles. Mais je tins bon, pour moi, pour mes sœurs et pour ma mère. S'il m'arrivait de craquer, je prenais soin d'être seul avec moi même. Mon parcours fut ponctué de crises de colère et d'attitudes bornées. Jusqu'à ce que je parvienne à tenir sur mes deux jambes. Jusqu'à ce que ma haine à son égard ne s'apaise et ne disparaisse. Aujourd'hui, je n'éprouve que des regrets. Une profonde méfiance. L'homme qui s'était endormie, frappé à la tête, s'était endurci.

Je jetais un coup d’œil aux photos et pâlis légèrement devant l'indécence des clichés présentés. Instinctivement, je compris qu'elle était celle derrière les photos et ma première réaction fut de vouloir aller la confronter à un geste que je considérais puérile. Mais un souvenir me percuta aussitôt. N'étais-je pas allé forcer son précédent petit ami à l'abandonner, sans hésiter à employer menaces et regards noirs? Je serrais les dents, et décidai de refermer la page. J'étais très mal placé pour lui reprocher quoique ce soit. Je soupirais faiblement, passai la main dans mes cheveux noirs et jetais ma tablette sur le canapé. Le sommeil pesait encore sur mes paupières et la faible lumière du jour, qui s'insinuait dans la pièce par les fenêtres ouvertes, me donnait envie de me recoucher. Je réprimais un bâillement et saisis la dernière part de pizza. La sauce tomate froide coula sur ma langue et la viande périt sous mes coups de dents avant que je ne l'avale. Mon portable sonna aussitôt, me coupant dans mon frugale repas. Je me tordis la nuque pour lire le nom de Min Ri. Min Ri qui était ma sœur jumelle. Min Ri dont je n'avais découvert l'existence que depuis peu. Je pris le téléphone entre mes mains et caressai son prénom d'un pouce absent. Je n'avais eu que peu de temps pour me rapprocher d'elle, avec cette histoire de coma et de rééducation. La morsure familière de la colère dérangea les battements de mon cœur. Je ne pouvais pas m'empêcher d'en vouloir à ma mère de me l'avoir caché. Résultat … Je parcourus la pièce vide du regard. J'étais seul. Seul avec mon appareil photo et parfois mes deux sœurs qui venaient à l'improviste. Je frottais une dernière fois ma tignasse emmêlé et me levais pour me préparer. Entre les cours et le boulot, je ne prenais guère le temps de réfléchir à ma vie. J'avais envie de reprendre le mannequinat mais hésitai. Serais-je capable de porter le masque que l'on s'attendait à me voir endosser ? J'étais plus rude, plus dur qu'avant mon coma. Je n'étais pas certain d'y parvenir. Je coulais un regard dans le miroir. Je n'étais plus le même homme. Le changement était aussi subtile qu'un nez habilement refait mais il était bien présent. Je soupirai. La seule chose qui était certaine était que je ne voulais pas d'autres femmes que mes sœurs dans ma vie. La sonnerie de mon portable coupa court à mes pensées. Je traînais des pieds jusqu'au canapé et observai le nom, féminin, qui y était inscrit. Un simple nom pouvait-il bouleverser une vie ?

La pluie tombe, dégringole et délave paysage, certitude et détermination. Car les couleurs se mêlent, s'évanouissent et perdent jusqu'à leurs identités dans un tourbillon sans plus de forme ni d'éclat. Je suis ces couleurs, cette souillure sur la toile, sans plus de silhouette ni de personnalité. La pluie tombe. Les larmes roulent, invisibles et pourtant humides sur mes joues aussi pâles qu'ensanglantées. Je désirais l'oubli et la perdition. Je voulais regarder dans un miroir et effacer celui qui avait jadis existé Je voulais oublier, oublier jusqu'au nom de celui que j'avais été. Les paupières basculent, les cils caressent et les larmes roulent, roulent et s'écoulent. Larmes d'un ciel rouge sans horizon. Je lève la tête, noyé par la pluie qui cascade et dégringole. Il n'est pas rouge. Aucune couleur ne l'égaye car toutes s'entremêlent dans mon regard. La vie n'est jamais une certitude même lorsque l'on se montre borné et déterminé. Le cœur ploie, les pensées suivent et la raison s'effiloche. Pour un sourire, un mouvement de bassin et la vague impériale d'une chevelure insaisissable. Les paupières basculent, mais sans plonger dans l'obscurité d'un passé lointain. Ce qu'elles revivent n'est ni douleur, ni perdition. La réminiscence n'est plus la pâleur d'un vague reflet ou l'horreur de la trahison. Non, elles esquissent la sensualité, l'instant figé, le clic infime d'un appareil qui mitraille. Qui éternise, non sur une carte mais dans un esprit tiraillé entre vouloir et pouvoir. Pouvoir. Mon souffle caresse ma lèvre inférieure et s'évanouit tandis que tourne la clé. Une fois de plus. Je sais pourtant que la serrure est fragile et que la clé peut-être dérobée jusque dans mon regard fermé. Je le sais malgré l'amertume et la chaleur de l'alcool qui brûle ma langue et ma gorge dansante. Je le sais malgré la pluie qui cascade et roule sur nos doigts joints. Je le sais parce que ses mots résonnent en moi, comme une mélodie familière et oubliée, comme le son d'une horloge qui se mouve soudainement après avoir été arrêtée des années. Une goutte tombe et coule jusqu'à mes lèvres immobiles. Je ne regarde plus le ciel, ni le plafond de pierre, ni aucune des toiles qui se mélangent dans mon esprit enfiévré. J'oublie l'eau qui trempe, qui moule, qui délave chacun des tableaux que j'ai devant les yeux. Excepté un, un dont les couleurs chaudes restent inchangées, et ce malgré le froid, la brûlure et les tambours. Quelqu'un de bien et tu vois .. Le souffle brûle. Gelé et bouillant. La photo aurait dû être trempée par le passé et la noirceur distillée. Le tableau aurait dû être détruit par la pluie battante. Et pourtant … tu as vu. Vu ce que tu n'aurais jamais dû voir. Et tu insuffles, bouleverse et ravage. Sous la pluie battante. Sous la pluie qui dégringole. Sous la pluie qui forme un voile, autour mais jamais entre.